La loi sur l’empreinte environnementale du numérique, adoptée en novembre 2021, a modifié la définition du délit d’obsolescence programmée. Mais quelles peuvent-être les conséquences de cette nouvelle définition ? Et surtout, va-t-elle permettre de condamner (enfin) les entreprises qui se livrent à ces pratiques ? Voici le décryptage d’Eve Truilhé (Directrice de recherche au CNRS et Directrice de la Clinique de l’environnement) et d’Emma Le Postollec (Stagiaire de la Clinique de l’environnement).
Chaque année, les pratiques d’obsolescence programmée entendue comme englobant les techniques de réduction volontaire de la durée de vie d’un produit afin d’en accélérer le renouvellement, poussent les consommateurs à remplacer leurs appareils électriques et électroniques plus souvent que nécessaire avec des conséquences considérables sur leur pouvoir d’achat, bien sûr, mais aussi et surtout sur l’environnement : augmentation du nombre de déchets, épuisement des ressources naturelles et économiques, diminution de la biodiversité, augmentation des émissions de CO2….
La France est le premier pays du monde à avoir érigé l’obsolescence programmée en délit, à travers l’article L. 441-2 du Code de la consommation selon lequel : « Est interdite la pratique de l’obsolescence programmée qui se définit par le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement ». Depuis 2015 donc, le délit d’obsolescence programmée est sanctionné par deux ans d’emprisonnement, une amende de 300 000 euros – pouvant aller jusqu’à 5% du chiffre d’affaires de l’entreprise – ainsi que des interdictions d’exercer.
Cette pénalisation des pratiques d’obsolescence programmée a eu le mérite de marquer les esprits et d’inciter les industriels à se tourner vers des pratiques de fabrication et de production plus durables, modulables et robustes. Pourtant, la rédaction de ce texte laisse, en pratique, peu de chance au consommateur de pouvoir y recourir, essentiellement en raison des difficultés probatoires.
Des preuves difficiles à apporter
La charge de la preuve repose, classiquement, sur le consommateur qui est à l’origine de l’action. Dans sa rédaction de 2015, l’article L441-2 conditionnait la sanction du délit à une charge probatoire double : le consommateur devait prouver l’intention de réduction de la durée de vie du produit mais aussi que ces techniques étaient utilisées dans l’objectif d’augmenter le taux de remplacement de produits. De tels éléments de preuves sont extrêmement difficiles à rapporter. C’est vrai pour l’élément intentionnel -la volonté de réduire la durée de vie du produit- : il faut prouver que la pièce ne s’est pas usée de façon « normale » et qu’il ne s’agissait pas d’un défaut de fabrication mais bel et bien d’une pratique délibérée visant à réduire la durée de vie du bien. Mais il est encore plus difficile, voire impossible, d’apporter la preuve de l’intention volontaire du fabricant d’augmenter le taux de remplacement du produit. Comment établir avec certitude que la pratique ne poursuit pas un autre objectif, plus louable : permettre le bon fonctionnement d’un autre élément ou tout simplement faire baisser le prix de vente du produit.
Jusqu’à maintenant, aucune condamnation sur le fondement de l’obsolescence programmée
Du fait de ces exigences probatoires, depuis 2015 aucune condamnation n’a été prononcée sur le fondement du délit d’obsolescence programmée. Sur les trois actions en justice formées, aucune n’a permis son application. La première, intentée en septembre 2017 par l’association Halte à l’Obsolescence Programmée (HOP) contre les entreprises Epson, HP, Canon et Brother, qui auraient raccourci, de manière délibérée, la durée de vie de leurs imprimantes mais aussi de leurs cartouches. Une plainte similaire a été formée par l’UFC Que choisir, soutenue par HOP, contre Nintendo qui commercialiserait des manettes de consoles (notamment les manettes Switch) défectueuses s’usant de manière prématurée. Ces deux plaintes n’ont pas encore été jugées.
La plainte la plus médiatisée a été déposée en décembre 2017 contre Apple France pour avoir délibérément ralenti les iPhones 6, 6S SE et 7 après la mise à jour du dernier système d’exploitation. Apple a été condamné à payer une amende 25 millions d’euros, non sur le fondement du délit d’obsolescence mais pour pratiques commerciales trompeuses par omissions dans le cadre d’une transaction pénale avec la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Cette victoire sans précédent, ne masque pas l’ineffectivité du délit d’obsolescence programmée tel qu’issu de la loi de 2015.
La nécessité d’une définition plus effective
Une évolution législative était donc nécessaire pour renforcer l’effectivité de l’interdiction de l’obsolescence programmée. C’est qui ressortait, notamment, de la mission d’information de la Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat entre décembre 2019 et octobre 2020. C’est chose faite avec la loi relative à la réduction de l’empreinte environnementale du numérique en France promulguée le 15 novembre 2021.
Cette loi, comme son titre l’indique, vise à prendre en compte les conséquences environnementales du secteur du numérique en général, et des terminaux numériques (téléphones, ordinateurs) en particulier, en ce qu’ils représentent 75 % de l’empreinte environnementale du secteur. Les travaux préparatoires font état de trois propositions de modifications visant à freiner le renouvellement des smartphones et ordinateurs.
Un renversement de la charge de la preuve en matière d’obsolescence programmée était proposé à travers l’ajout d’un alinéa à l’article L441-2 du code de la consommation visant à mettre à la charge de la partie défenderesse la preuve que la réduction de la durée de vie du produit n’est pas délibérée et qu’elle ne découle pas d’une stratégie d’augmentation du taux de remplacement. Cette proposition n’a, logiquement pas été retenue, le législateur n’étant généralement pas favorable aux renversements de la charge de la preuve, tout particulièrement dans le domaine pénal gouverné par le principe de la présomption d’innocence. Une autre proposition prévoyait une distinction entre les mises à jour de sécurité et les autres mises à jour dans l’article L217-22 du code de la consommation. Elle n’a pas été adoptée en l’état mais le législateur a modifié l’article L217-22 afin que le vendeur soit contraint d’informer le consommateur des caractéristiques essentielles de chaque mise à jour.
Une nouvelle définition depuis novembre 2021
S’agissant du délit d’obsolescence programmée, la loi a modifié la définition du délit comme suit : « Est interdite la pratique de l’obsolescence programmée qui se définit par le recours à des techniques, y compris logicielles, par lesquelles le responsable de la mise sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie ».
Deux modifications majeures donc par comparaison avec l’ancienne définition. D’abord, l’obsolescence logicielle est expressément visée – « y compris logicielles »-. Cet ajout est en lien direct avec l’objectif de la loi de 2021 : la réduction de l’empreinte environnementale du numérique en France.
Une simplification du délit
Mais la modification la plus intéressante réside dans la suppression de la fin de la phrase « pour en augmenter le taux de remplacement ». Cette modification, qui est également la plus significative est la suppression d’une des conditions probatoires ; le législateur est venu supprimer la condition d’intentionnalité selon laquelle le requérant devait prouver que le responsable de la mise sur le marché des produits avait pour objectif d’augmenter leur taux de remplacement. Cette modification est l’œuvre du Sénat qui l’a proposé en première lecture. Cette suppression permet la simplification de la mise en œuvre du délit d’obsolescence programmée en ce qu’elle retire la condition la plus difficile à remplir, les responsables trouvaient facilement des moyens pour prouver que « augmenter le taux de remplacement » n’était pas leur objectif.
Désormais, peu importe l’objectif recherché, tirer plus de bénéfices, entrer dans le jeu de la concurrence, faire baisser les prix… Avec cette suppression, le législateur a facilité la preuve de pratiques d’obsolescence programmée. Néanmoins, prouver que le responsable de la mise sur le marché a délibérément réduit la durée de vie de ses produits demeure complexe pour un consommateur agissant de façon isolée, qui ne dispose pas forcément des moyens financiers de mener une enquête et une action en justice longue et coûteuse. A ce titre, il apparaît que le recours aux actions de groupe, en permettant à des victimes d’un même préjudice de la part d’un même responsable, de se regrouper pour agir en justice, pourrait être développé. La collecte de données et de témoignages en serait facilitée.
Une nouvelle définition qui ne s’appliquera pas pour les affaires en cours
Concernant l’application de cette nouvelle définition dans le temps, il répond au principe de non-rétroactivité de la loi pénale, selon lequel une loi ne peut s’appliquer à des faits qui se sont produits avant son entrée en vigueur (sauf si cette loi est une loi plus douce que la précédente, ce qui n’est pas le cas en l’espèce). Dans ces conditions, sauf à considérer que la loi du 15 novembre 2021 serait une loi interprétative de celle de 2015 (une étude de cette hypothèse pourrait être opportune), la nouvelle définition ne pourra s’appliquer qu’aux faits postérieurs à sa promulgation. Les associations luttant contre les pratiques d’obsolescence programmée ont donc tout intérêt à continuer leur combat sur la base des nouvelles dispositions en vigueur.
L’association HOP remercie Eve Truilhé et Emma Le Postollec pour cet article détaillé.